Nouvelle deuxQuand la Milice chante, j’entends l’acier mendier mon corps
Le bar ne constituait pas l’horizon de la réussite, assurément. Avachi sur une chaise, l’esprit embrumé, j’éclusais les pintes sans compter, cherchant dans cette trêve sédative un réconfort. Oh je ne me leurrais pas l’alcool endormirait mes peurs une journée mais une fois sobre toutes ces craintes surgiraient, plus intenses, plus véhémentes. Ce répit avait un goût amer.
Autour de moi les sybarites exerçaient leurs débauches ; le patron débondait les fûts avec toute l’acuité dont il semblait capable pourtant les gorges réclamaient, inlassables, leur liqueur. Les badauds cédaient leur place aux alcooliques à cette heure, le genre étriqué qui vénérait un panthéon bien singulier, Dame Absinthe, Maîtresse Armoise ou Mon Seigneur Whisky. Personne ne les jugeait, non, la décence retenait encore les langues, surtout qu’ils contribuaient au circuit économique ! Alors on tolérait leur excès et leur familiarité quand ils convergeaient vers les places. Malgré cette largesse les soldats demeurés à la capitale sévissaient au moindre débordement. Le laxisme ne gouvernait guère leurs gestes. Déjà quand les pavés se gorgeaient d’alcool on les sommait de quitter les lieux pour octroyer une paix artificielle aux habitants ; nul ne s’en rendait compte mais les couvres feux intervenaient toujours plus tôt, grignotant sur la nuit, nous cloîtrant dans une peur irraisonnée où chaque bruit excitait notre imagination.
L’auberge ne désemplissait pas. Il y régnait une odeur capiteuse, mêlée aux effluves et à des exhalaisons moins exotiques si les estomacs se soulevaient. Les lustres éclairant la salle tanguaient au plafond aussi chaque vacillation engendrait-elle un ballet d’ombres et de lumières.
Je tendis l’oreille quand le brouhaha s’interrompit soudain. Sur l’estrade où s’effectuaient les tours des saltimbanques, musiciens ou conteurs, mon oncle venait de se lever et chauffait maintenant ses vocables. Il se tenait debout sur une table, les jambes gourdes après les rasades d’alcool mais fermes, comme galvanisées par la fougue de leur propriétaire. L’homme arrêta sur chaque visage son regard bleu puis il tendit les mains au ciel. L’espace d’une seconde tous retirent leur souffle, pressentant un quelconque tour, mais leur instinct se heurta à l’évidence : mon oncle aiguisait leurs attentions en occupant l’espace à la manière d’un toréador domptant son taureau, prêt à tirer sa lance verbale d’un instant à l’autre. Son stratagème sembla réussir car tous le fixaient maintenant, parfois muets ou hilares, méprisants ou ennuyés, mais attentifs. D’une minauderie un tantinet théâtrale, il salua son auditoire :
- Allons, mes amis, pourquoi noyer votre morosité dans l’alcool ? Aujourd’hui nous fêtons le vingtième anniversaire de mon foutre de neveu !
Je levai les yeux au ciel, geste qui me donna le tournis, et réprimai un bâillement. Ce corniaud encenserait bientôt son assistance en soutenant une quelconque proposition.
- Nous nous sommes réunis pour une bonne raison : lui offrir un fantastique anniversaire. Et je ne pense pas que nous voir ivres l’enivre !
Mon Dieu.
- Tu sais mon neveu, ta mère ne va pas bien en ce moment, et tu n’as pas fait grand-chose pour l’aider, aujourd’hui sera l’occasion de te rattraper.
Tous les visages pivotèrent dans ma direction, des sourires niais leur retroussant les lèvres. Ce que j’aurai pu faire ? Lui tendre un couteau ? Une corde ? Lui offrir une bonne cuite ?
Mon oncle ménagea le suspense avant d’annoncer avec fierté :
- Car aujourd’hui, le gouvernement nous a autorisé à quitter la ville. Pour fêter ton entrée dans la Milice, il accepte que tu retournes à Skizohend… Chez nous.
La mort par pendaison, pourquoi pas ? Bon, bien sûr, plusieurs éléments ternissent cette fin : notamment le temps mis pour expirer et la posture grotesque adoptée par le corps. Jambes ballantes, langue pendante, mains qui s’agitent en une vaine tentative. Absolument charmant. Mais en un sens elle offrirait un ultime recours car une fois pendu à plusieurs centimètres du sol, impossible de se décrocher. Hmm. Résumons :
Aspects positifs :- Humour : qui n’a jamais rêvé de se transformer en schtroumpf ?
- Radical et irréversible, pas comme les somnifères ou autres artifices
- Jolie fin
Aspects négatifs :- Long
- Douloureux
- Effrayant
La pendaison plutôt que Skizohend. Cet endroit hantait mes nuits et ajoutait aux angoisses fantasmagoriques les souvenirs. A force de ressasser ces songes, je ne savais même plus ce qui appartenait au domaine du rêve et ce qui relevait du souvenir. Des sensations. Des embryons de sensations surgissaient parfois en moi. La fraîcheur d’une main contre mon aine. Ses cheveux sur ma peau. La perception de son regard, ce si terrible regard, posé sur mes épaules. Ces fichue ronces. Elles pullulaient comme des furoncles sur la face viciée d’un animal, partout, à droite comme à gauche, en face, derrière moi. Et la douleur de ses ongles marbrant mon cou.
Bah, quelle importance au fond. Une chose à retenir : Skizohend constituait un danger pour mon intégrité mentale, y retourner provoquerait d’irréversibles dommages à mon psychisme, m’exposerait même à un ictus ! Je refusais de subir une telle épreuve. Un endroit cher à mon enfance, et j’ai payé le prix fort pour m’en éloigner.
- Levez-vous, bande de soulards ! tonna mon oncle en sautant à terre.
Je m’apprêtai à riposter quand des mains se refermèrent sur mes épaules, me claquèrent amicalement le dos puis me poussèrent vers la sortie. Avant que j’aie le temps d’ouvrir la bouche, j’enfilai les ruelles avec ma famille sans échanger un mot, comme absorbés par nos tâches respectives. Un changement s’opéra alors en moi, qui n’était ni le désarroi, ni la peur, ni même l’appréhension, mais la révolte. Ce mot noircissait ma vie jusqu’à ensevelir sous un tombereau d’encre ma raison car, parfois, quand j’envisageai les choses selon un angle différent, je croyais percevoir des ouvertures possibles, des fins envisageables, des échappatoires espérés. Voir mes aspirations réduites à néant (un anniversaire simple par tous les diables !) me confrontait à une facette méconnue de ma personnalité : après tout, je me dirigeai vers une ville dont j’espérais ne jamais revoir les façades -les souffrances accueilleraient-elles mon arrivée ?-, et on ne déniait pas m’écouter. Quelle autre envie, sinon la rage, aurait pu bouillir en moi ?
Je fermai les yeux, appréciant ces furieux instants où les émotions se déversaient en moi, provoquées par la colère ou l’amertume, vibrantes, insatiables, dominatrices. Le cynisme ontologique s’imposait tel un art pour saisir mes mécanismes.
J’abandonnai là mes réflexions pour embrasser les alentours, attentif à repérer les échappatoires dans ce paysage marqué par la richesse.
Maintenant que j’y réfléchissais, le régime ne m’oppressait pas tant. Certes il contraignait les habitants à respecter l’Acharion, l’innomé qui gouvernait nos existences, selon les croyances locales, mais au moins il ne versait pas dans la dictature.
Les nobles et leurs commis, orchestrant la ville avec toute l’acuité dont ils semblaient capables, examinèrent notre cortège ceinturé par la Milice. Un tel accompagnement avait de quoi surprendre et je sentis leurs regards glisser vers nous. Je n’osai affronter ces observateurs mais sentis poindre en moi l’embarras.
Ensemble, nous traversâmes des rues qui rivalisaient en beauté avec les plus illustres monuments. Comme mon oncle gardait le silence, mes yeux errèrent à la recherche d’un divertissement, peu importe son origine, du moment qu’il apaisait mon appréhension. Et puis, nous quittâmes la ville pour errer dans le Désert, ces étendues arides où nulle créature n’affouillait les terriers. Des terres gravides. Un horizon effroyable. Une longue marche nous attendait…
Lordy don't leave me
All by myself
Good time's the devil
I'm a force of heaven
Lordy don't leave me
All by myself
So many time's I'm down
Down downEt puis, nous y fûmes. Skizohend.
Comme une coulée vomie par les entrailles du monde, la cité se déversait sur les montagnes, les monts et les plaines. Je l’aurais contemplé des heures si mes yeux avaient su où converger ; car sa plus belle réussite s’incarnait dans une structure arachnéenne qui forçait les badauds à embrasser l’éperon entier. La ville se fondait dans son environnement sans conserver ni les fragrances urbaines, ni les schémas directeurs de l’architecture, aussi l’entrelacs des volutes suffisait-il à dérouter les étrangers. Les Skiziens avaient œuvré des décennies pour parvenir à un tel exploit, ne s’accordant nulle rétribution avant le parachèvement de leur cité. Elle s’encastrait sans jamais crouler sous la roche massive et longtemps les hommes conférèrent quelques vertus divines à ses constructeurs. Leur art n’avait-il pas ployé la nature ? Les visiteurs la décrivaient parfois comme un inextricable maquis de pilastres et de nodules rocheux et, quand ils parvenaient aux vantaux qui sanctionnaient son entrée, ils demeuraient figés face à sa splendeur. Les Skiziens avaient aménagé des ouvertures à même la paroi comme si, gigantesque muraille mettant au défi ses adversaires, supportant les assauts du sable et la fouaille du vent, la montagne se perçait de meurtrières. Cette ville méritait bien son nom de forteresse imprenable !
Pour ma part, la surprise transfigurait mon expression ; comment avais-je pu mystifier cet endroit, quand chaque pierre criait sa magnificence ? Dans les livres de la Milice, on la décrivait comme un repère malfamé et pour preuve cette description apprise par cœur, lors de ma première année dans les Ordres :
Dans les tréfonds du désert se dresse une ville aux milles dangers. Skizohend semble plongé jour et nuit dans la pénombre tant la chaleur des brandons surclasse celle du soleil : tel un rempart à la lumière, les demeurent grimpent jusqu’au dôme en une arabesque vulgaire. Une orgie de câbles, de roches et de mécanismes stupides, qui s’enchaînent selon un schéma revu mille fois, s’entrechoquant sur des bruits abscons, enfermant le monde dans une fresque eidétique. Un temple dédié à la folie, gardé par une armée de coupe-jarrets, une légion d’assassins prompts à élimer les intrus assez fous pour pénétrer leur territoire. Les historiens ayant survécu content une cour des miracles où se multiplient les débauches : des esclaves enroulant les bras autour de leurs amants, les hommes s’imbriquant l’un dans l’autre sans aucune pudeur et les appels, intolérables, de catins prêtes à se coucher dans l’herbe pour une pinte. Etait-ce une simple construction langagière vouée à formater nos esprits ?
Car là… Le vent fustigeait déjà les demeures, déployait son aura pour investir les venelles et répandre sa promesse glaciale avant de refluer au loin, imprévisible murmure. Derrière lui venait la neige dont les flocons nimbaient le pavage durci par le gel, et le froid qui, selon bien des témoignages, s'affermissait au fil de la saison. La neige, quel effroyable paradoxe !
J’ouvris mes sens aux fragrances de Skizohend : l’odeur du bois consumé dans les cheminées, le parfum de santal qui embaumait les artères et, parfois, les effluves de quelques mastroquets, tant d'arômes me noyait dans les souvenirs, quand j’arpentais encore les forêts bordant le village, creuset de vies animales et de parfums divers, de la plus anodine essence au mélange d'humus et de pétrichor...
- Comment est-ce possible ?
Mon oncle me décocha un sourire :
- La Milice endoctrine les personnes comme toi. Nous avons quitté très tôt ce pays, un monde dans le monde, une sphère dont le moindre reflet évoque la résurrection. Les Miliciens ont activé la pompe aspirante des travaux urbains, ils ont ravagés leur territoire, dominé la nature sans prendre en considération les détenteurs primitifs des sols. Quand nous avons emménagé dans la capitale, pour éviter le pire à notre famille, nous ne te pensions pas si influençable. Les choses n’ont pas changé. Skizohend n’a pas changé. Mais ton regard sur le monde, si. Nous n’avons jamais eu l’intention de retourner à la capitale, mon garçon. Nous avons eu tort de trahir nos origines une fois, par crainte ou superstitions, aujourd’hui nous reprenons notre vie en main, et nous aimerions que tu restes ici, avec nous.
Je ne sais plus. Je ne sais plus. Pourquoi me raconte-t-il de pareilles choses ? Pourquoi ébranle-t-il mes plus fermes convictions ? Bel anniversaire ! Fichue vie. Il faut que j’organise mes pensées, sinon je sombrerai dans la folie ; comment cet homme (est-ce bien mon oncle ? Au fond je n’en suis plus si sûr, ce sourire qui étire ses lèvres me semble soudain bien artificiel. Serait-ce un piège ? Comment ose-t-il ?) se permet-t-il de cracher sur la Milice ? Oublierait-il que dans quelques semaines je verrai mon grade officiellement remis par l’Acharion ? L’Acharion en personne, bon Dieu ! Une chose qui n’était plus arrivée depuis des décennies, signifiant la réussite de mes examens et mes perspectives d’avenir florissantes au sein de l’armée, ils devraient tous se réjouir au lieu de me déchirer !
Que faire ?
Autant m’en remettre au destin : ces mensonges ou la Milice. L’Acharion ou Skizohend. Si la prochaine personne à passer les portes de la cité est un homme, je retournerai auprès des miens, s’il s’agit d’une femme, je demeurerai auprès de ma famille. J’attends. La porte ne bouge toujours pas. Personne ne vient, je devrais peut-être abandonner ce jeu stupide ?
Les vantaux oscillent soudain, lentement, lentement, comme s’ils souhaitaient éterniser mon supplice. Un homme et je deviendrai le plus grand général. Une femme et mon avenir ne sera plus assuré. Allez, allez ! A chaque seconde, l’impression d’aspirer un air sulfuré. Je retiens mon souffle…
Un couple.
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Nous signalons qu'une explication existe pour la nouvelle deux, lisible
dans ce topicMerci de ne pas poster dans ce topic avant délibération du jury .